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APRNEWS : Le Niger abolit la loi criminalisant les passeurs

APRNEWS - Le Niger abolit la loi criminalisant les passeurs
Lundi, 18 décembre 2023

APRNEWS : Le Niger abolit la loi criminalisant les passeurs

APRNEWS - En abrogeant la loi de 2015 qui criminalisait l’aide à la migration irrégulière, la junte au pouvoir au Niger s’est dégagée d’une pression très forte exercée par l’Union européenne sur la gestion des frontières du pays, jusqu’à l’intérieur des administrations régaliennes, telles que la Direction de la Surveillance du Territoire (DST).

APRNEWS - Lorsqu’il avait posé la première pierre du nouveau siège de la DST, le 17 avril 2019, Mohamed Bazoum n’était pas encore Président mais puissant ministre d’Etat chargé de l’Intérieur.  Il avait alors déclaré  que la DST devait remplir «plus efficacement et dans les meilleures conditions », les missions qui lui sont assignées, à savoir entre autres, « la sécurisation des frontières et la surveillance du territoire, du contrôle aux frontières notamment les flux migratoires, la lutte contre la migration irrégulière, le trafic illicite de migrants, la traite des personnes, la fraude documentaire, la délivrance des titres et documents de voyage et de séjour». Un énoncé très bureaucratique du modèle européen de confusion des genres entre passeurs professionnels et simples migrants pouvant accéder éventuellement à un statut de réfugié ou une admission temporaire dans l’UE.

Contre des financements, le régime d’Issoufou et son ministre de l’Intérieur ont ainsi cautionné l’option d’une police nigérienne dévolue à la répression des migrants et à leur enregistrement, dans un cadre juridique ad hoc inédit au Niger comme dans les autres pays d’Afrique de l’Ouest.

A la nouvelle de l’abrogation de la loi soufflée, voire imposée par l’UE, certains en Europe ont osé interpréter cette décision comme une menace pour la sécurité des migrants et, en même temps, comme le recul de la coopération avec l’UE pourtant suspendue par cette dernière dans le cadre des sanctions contre le Niger. C’est ainsi que la commissaire européenne aux Affaires intérieures, la Suédoise Ylva Johansson, s’est dit, le 28 novembre, très préoccupée par «un gros risque que cela cause des décès (de migrants) dans le désert.» Ajoutant, plus sincère sur la véritable inquiétude de Bruxelles, que cela pousserait aussi «probablement» davantage de migrants à se rendre en Libye pour «tenter de traverser la Méditerranée.»

Big Brother eAfrique de l’Ouest

Ces dernières années, la Commission de l’UE et son service international dirigé par Josep Borrell a peu à peu édifié un dispositif cachant le policier derrière l’humanitaire. La colonne vertébrale de la mise en œuvre de la loi était fournie par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), transformée en vecteur de la politique de l’Europe à travers la gestion du versant « humanitaire » du refoulement des migrants traversant le Niger pour gagner le Maghreb. L’OIM a multiplié les camps (à grands frais) et, en stimulant la population locale, encouragé la traque des étrangers. Quant à l’aspect policier de cette politique, il s’est, plus discrètement, appuyé sur les renoncements du Niger sur certains de ses pouvoirs régaliens.

L’OIM a associé la DST à un programme de collaboration pour l’accumulation de données sur les migrants. Ainsi on photographiait et fichait les étrangers enrôlés dans les camps ou arrêtés par la police afin de pouvoir repérer facilement ceux qui sortiraient des programmes de rapatriement ou les refuseraient.

L’OIM et la DST du Niger se sont raccordées à un instrument antérieur de surveillance  mis au point par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’UE. Il s’agit du West Africa Police Information System (WAPIS), destiné à la création d’une immense base de données criminelles couvrant 16 pays ouest-africains, porté par INTERPOL et financé par le FFUA (le Fonds Fiduciaire d’Urgence pour l’Afrique, un fonds distribué à la discrétion de Bruxelles)  et le programme Free Movement of Persons and Migration in West Africa (FMM West Africa). En 2012, ce dispositif s’est enrichi de la création du Système d’information policière pour l’Afrique de l’Ouest (SIPAO), lui-même irrigué par l’argent venant de l’Instrument contribuant à la stabilité et à la paix (IcSP), puis de celui du Fonds fiduciaire d’urgence, deux grandes lignes de financement de Bruxelles à destination de l’Afrique. Le SIPAO est géré par INTERPOL et financé par l’Union européenne.

Sans surprise, la CEDEAO a parrainé cette entreprise européenne qui ne vise pas la sécurité des citoyens de la CEDEAO mais la surveillance de toute l’Afrique de l’Ouest, perçue comme un foyer d’émigration et de transit.  

En juillet 2015, l’UE et la CEDEAO ont convenu de financer le déploiement complet du programme SIPAO dans l’ensemble des pays de la CEDEAO et en Mauritanie à l’aide du 11ème Fonds européen de développement (FED). Le soutien du FED a commencé en novembre 2017, pour une durée initiale de 55 mois, et a été prolongé jusqu’en novembre 2023. Il a couvert les activités menées dans l’ensemble des pays de la CEDEAO et en Mauritanie. C’est assez extraordinaire de voir la mobilisation des ressources du FED pour ce projet bien éloigné du développement promis par le D du FED.

Du policier on est passé au militaire. Les activités du SIPAO se sont coordonnées avec le G5 Sahel et le Tchad, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, sur financement du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique jusqu’en novembre 2018.

Au Sahel, le dispositif s’appuie sur FMM West Africa, cité plus haut, co-financé par l’UE et la CEDEAO et mis en œuvre par le consortium OIM, International Centre for Migration Policy Development (CMPD) et Organisation mondiale du travail (OIT). La gestion des données, des frontières, les migrations de travail et la lutte contre la traite des personnes sont les principaux domaines couverts par cette alliance de surveillance et de contention des personnes.

Le Niger sur la ligne de Frontex

Le travail « humanitaire » des civils de l’OIM est aussi articulé avec Frontex, l’agence policière et militaire de l’UE qui lutte contre l’immigration illégale. Frontex déploie au Niger depuis 2017 un agent de liaison Frontex (FLO) dont l’objectif est de favoriser une coopération et un dialogue permanents avec les autorités nigériennes, et des correspondants dans les locaux de la DST.  Jusqu’au coup d’Etat du 26 juillet, une cellule d’analyse spécialisée créée à la DST et composée de policiers nigériens devait analyser les flux migratoires locaux et internationaux et transférer à Frontex toutes les données intéressantes. 

L’immixtion de l’UE dans les politiques migratoires du Niger s’est développée en lui dictant aussi ses pratiques frontalières et en imposant des contrôles internes à la libre circulation des personnes. Ainsi on a assisté à la multiplication de postes de contrôle sur le territoire nigérien auxquels étaient astreints les citoyens nigériens mais aussi tous les voisins du Niger, au mépris d’un des rares acquis de la Communauté économique ouest-africaine. Le Niger, aux côtés de 14 États ouest-africains, a signé le traité sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement des citoyens de cette communauté. Ce traité stipule que «tout citoyen de la Communauté, désirant entrer sur le territoire de l’un quelconque des États membres» y est autorisé,« par un point d’entrée officiel, sans avoir à présenter de visa», s’il possède « un document de voyage et des certificats internationaux de vaccination en cours de validité ». Ces dispositions destinées à favoriser la libre circulation des personnes, se sont matérialisées par l’instauration d’une carte de résident (1990), d’un passeport unique (2000) et d’une carte d’identité biométrique (2014). Ces dispositions n’ont jamais été appliquées, mais cela n’a jamais empêché les personnes de circuler librement dans la région jusqu’à récemment.

Mais l’adoption de la loi N° 2015-36 relative au trafic illicite de migrants a rendu l’accès du territoire nigérien difficile pour les Subsahariens (fussent-ils citoyens de la CEDEAO), qui souhaitaient y transiter en direction de l’Algérie ou de la Libye, ou même y accéder et y circuler. En effet, l’adoption de cette loi a impulsé une stratégie consacrant l’étirement des contrôles aux frontières à l’intérieur du pays, sur les routes, villes et villages par la multiplication des checkpoints de la police sur les voies de circulation desservant le nord du pays.

Tous les bus ralliant la capitale à Agadez, via Tahoua, étaient contrôlés systématiquement au moins 6 fois. Sur certains points, une liste des personnes étrangères était établie et communiquée à la DST. Il arrivait aussi que les migrants interceptés à ces postes soient mis à la disposition de la direction de police la plus proche qui se chargeait de leur reconduite à la frontière. Certaines compagnies de transport auraient même mis en place, pendant un temps, des « bus spéciaux pour étrangers » pour répondre aux injonctions de contrôle de la police et au mécontentement de leur clientèle nationale excédée par la multiplication des temps d’arrêt.

Avec la loi de 2015, le Niger, la CEDEAO et l’UE ont voulu transformer Agadez en zone de blocage des migrants se dirigeant vers la Méditerranée et l’Europe. Le nombre de postes de police y a été multiplié par deux depuis 2014. La ville est ainsi devenue une véritable nasse pour les migrants. Arrivés à Agadez, ils sont traqués et débusqués par l’armée de mobilisateurs communautaires (MobComs) de l’OIM, qui sensibilisent « les migrants sur les risques de la migration irrégulière et ses alternatives et sur le mandat de l’OIM » ainsi que sur les aides proposées. En plus d’impliquer les communautés locales, ces MobComs visent aussi à inciter les migrants à rejoindre les centres de transit de l’OIM où ils bénéficieront de l’aide au retour volontaire et à la réintégration (AVRR), elle-même financée par l’Union européenne depuis 2017 dans 13 pays, dont le Niger. Ce dispositif fournit, «un soutien administratif, logistique et financier, y compris une aide à la réintégration aux migrants qui ne peuvent pas rester dans le pays d’accueil/ de transit et qui décident de retourner dans leur pays d’origine».

L’UE aux frontières nigériennes

Dans le cadre de leur fructueux rapprochement, l’UE et l’OIM ont réussi à soutirer au Niger ses fonctions régaliennes de gestion des frontières en délivrant des messages destinés à modifier le rôle et les attitudes des populations locales. Ainsi la gestion des frontières n’est pas l’apanage de la police ou des gardes-frontières, « c’est aussi une affaire de tous, [chacun] doit apporter sa pierre à l’édifice » pour combler le vide laissé par l’absence de l’État dans les zones frontalières. C’est ainsi qu’on a vu émerger une gestion communautaire des frontières transformant les communautés transfrontalières en informateurs des forces de sécurité. Initiée par des agences onusiennes comme l’OIM et le HCR, cette approche consiste à envisager l’établissement et le contrôle des frontières comme une prérogative relevant non pas seulement de la seule responsabilité de l’État, mais aussi de celle du citoyen.

L’OIM a ainsi formé et mis en place des comités de prévention frontaliers, qu’elle équipe de dispositifs de communication (recharge solaire, téléphone, numéros verts) afin de prévenir de tout mouvement suspect. 412 comités ont été organisés dans toutes les régions, selon des données publiées par le ministère de l’Intérieur du Niger en 2022, suscitant la méfiance de certains élus locaux. Selon un élu du conseil régional d’Agadez, l’OIM a même fait l’objet d’un «recadrage » par le conseil qui a exigé la récupération d’une partie des téléphones distribués.

L’OIM peut aussi compter sur ses MobComs qu’elle recrute localement et parmi les migrants ayant décider de s’installer sur place. Le travail de ces derniers est de puiser dans leur propre expérience pour sensibiliser les migrants sur les conditions et les risques encourus en cas de traversée illégale des frontières nord du pays afin de les dissuader. Depuis 2018, l’OIM compte plus de 50 MobComs qui distribuent leur carte de visite aux migrants à Niamey, Tahoua, Agadez et dans les villes frontalières d’Arlit, Assamaka et de Dirkou afin de les inciter à intégrer les centres de transit de l’OIM où ils pourront bénéficier d’une aide au retour volontaire vers leur pays d’origine.

Le noyautage des FDS nigériennes

La DST est devenue l’un des théâtres de ce monde hybride où l’extérieur dicte les politiques et s’assure de leur mise en œuvre.  Elle s’est vue doter d’Équipes Conjointes d’Investigation (ECI), composées de policiers espagnols, français et nigériens dans les régions d’Agadez, Niamey, Zinder et Tahoua. Ces ECI, mises en œuvre par la « Fundación Internacional y para Iberoamérica de Administración y Políticas Públicas », mènent des enquêtes policières sur les migrations irrégulières et la traite des personnes. Leur mission s’étend à « la collecte et  l’analyse des données des flux terrestres et aériens de personnes à la sortie et à l’entrée de la ville d’Agadez, mais aussi aux entrées et aux sorties aux postes frontaliers». La police a également été dotée de Compagnies Mobiles de Contrôle aux Frontières (CMCF), dont les objectifs sont clairement définis comme la gestion et la sécurisation des frontières. Elles sont mises en œuvre par EUCAP Sahel, la coopération policière de l’UE, et l’OIM. Aujourd’hui, trois de ces compagnies sont opérationnelles au Niger, à Maradi, Konni (Tahoua) et Téra (Tillabery). Ces villes frontalières se situent aux principaux points d’entrée des Nigérians et des Burkinabè.

En outre, pour assurer un meilleur maillage du territoire, le Niger et ses partenaires extérieurs ont associé d’autres acteurs comme la gendarmerie et la garde nationale, en capitalisant sur leur expérience de police et de surveillance des zones rurales et reculées du pays. Ces deux corps ont vu leur mandat s’étendre à la lutte contre la migration irrégulière avec la dotation, pour la gendarmerie nationale, d’unités GAR-SI Sahel, un programme sous-régional impliquant les pays du G5 Sahel qui consiste à doter les gendarmeries des cinq pays  d’un instrument de coordination dans la lutte contre les migrations irrégulières et la traite des personnes, mais aussi de renforcer leurs capacités opérationnelles pour un contrôle effectif du territoire. Ainsi, les champs d’action de ces unités GARSI se croisent avec ceux des autres instruments crées pour la police et la garde nationale. Cette dernière a été aussi dotée d’un escadron polyvalent (EP-GNN), dont la mise en œuvre est assurée par l’ONG suisse COGINTA sur financement européen. La création de cet escadron, tout en s’inscrivant dans une logique d’utilisation de fonds migratoires dans la lutte contre le terrorisme, voit le mandat de la garde s’élargir à la lutte contre le trafic des personnes dans les zones reculées du pays.

Pour « boucler la boucle » et être dans l’air du temps de la « police par la machine», le Niger s’est engagé aussi dans la biométrisation de ses frontières en recourant aux dernières avancées technologiques concernant le relevé des empreintes digitales et la reconnaissance faciale.

La surveillance de la population est un gouffre où l’aide européenne aime se déverser sans compter et sans contrôle. Des privilèges exorbitants ont été accordés à des organisations extérieures, à des polices étrangères et à de simples individus employés par l’OIM ou des bureaux d’études proches de ministères des États membres de l’UE. Les équipes de l’OIM ont pu avoir un accès avec des badges prioritaires en évidence à leur cou dans les aéroports, dont celui de Niamey, afin de pouvoir faire embarquer des personnes africaines acceptant de retourner dans leur pays d’origine.

La stratégie de l’UE et de ses pays membres a été de demander au Niger de stopper les flux migratoires traversant son territoire. Mais au-delà, alors que beaucoup s’indignent du projet britannique de sous-traiter au Rwanda le rapatriement des migrants expulsés, l’UE a imposé le partage de données sur les personnes qui transitent au Niger et l’identification des pays vers lesquels elles peuvent être renvoyées. Cette stratégie repose notamment sur les données biométriques collectées et stockées dans la base hébergée par la DST. Cette dernière est interconnectée avec d’autres bases de données comme celle du système PISCES installé à l’aéroport de Niamey. La distorsion de la surveillance du territoire nigérien et les outils qu’elle a mobilisés sont aussi une menace pour les libertés publiques.

La décision du Niger de revenir sur la politique de répression des migrants n’est pas cosmétique. Elle remet en cause l’intrusion de l’extérieur dans les fonctions régaliennes. Comment restructurer les missions et les comportements des forces de défense et de sécurité motivées par les objectifs du précédent régime et les incitations et équipements de l’UE ? Comment poursuivre les contrôles nécessaires à la sécurité nationale en les dissociant des pratiques antérieures de lutte contre les migrations illégales nourries d’abus insupportables pour les étrangers mais aussi pour les Nigériens ? L’Alliance des États du Sahel peut aider à trouver des solutions. A terme, les résidents de ces trois pays pourraient bénéficier de documents de voyages communs. Les avancées à venir de Niamey dans la confection d’un droit de circuler et de normes d’identification rappelleront à la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest que dans ce domaine comme dans tant d’autres elle n’a pas tenu ses promesses.